Communiqué de presse. Paris, 9 janvier 2025.
La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu ce jeudi 9 janvier 2025 une décision historique en matière de reconnaissance des droits des minorités sexuelles et de genre. Cette décision produit des effets directs impliquant de rendre facultatif le fait des cocher les cases « M. » ou « Mme » sur les formulaires. Elle ouvre également la voie à des avancées majeures pour les droits des personnes LGBT+, telles que la reconnaissance du sexe neutre et du mariage homosexuel dans les 27 Etats de l’Union européenne.
Discrimination des personnes transgenres, intersexes et non binaires
L’action de l’association Mousse reposait sur le constat initial que les personnes transgenres, non binaires et intersexes, représentant environ 8% de population, subissaient des discriminations au sein de la SNCF.
Les personnes transgenres sont des personnes dont l’identité de genre ne correspond pas au sexe qui leur a été assigné à la naissance. Ces personnes représenteraient entre 0,1 et 0,3% de la population selon une étude de l’OCDE. Lors de leur transition de genre, les personnes transgenres disposent de documents d’identité qui ne sont pas concordants avec le genre dans lequel elles se présentent. Cette discordance a engendré à plusieurs reprises des expulsions de personnes transgenres des trains lors de contrôles opérés par des agents SNCF. Une passagère d’un Lyon-Paris a dû notamment s’acquitter de 227 euros d’amende parce que l’identité de genre figurant sur sa carte d’identité et son billet ne correspondait pas à son apparence physique.
Les personnes intersexes sont des personnes qui ne sont biologiquement ni des « mâles » ni « femelles » humaines. Il existe un large éventail de cas d’intersexuation. Les personnes intersexes représenteraient environ 1,7 de la population selon le Haut-Commissariat aux droits de l’homme de l’ONU. Les personnes non binaires sont quant à elle des personnes ne se reconnaissant pas dans la catégorisation binaire du genre (femme/homme). La non-binarité concerne une part de plus en plus importante de la population française. Un sondage IFOP pour Marianne indique que 22% des 18-30 ans se définissent comme non-binaire. Selon un sondage YouGov pour 20 Minutes, 6 % des Français se définissent comme non-binaire et 36 % des Français pensent que l’État devrait reconnaître un genre « autre » à l’état civil. Les personnes intersexes et non binaires sont contraintes, encore à l’heure actuelle, de choisir entre la case « M. » et « Mme » lors de l’achat d’un billet de train à la SNCF, alors que ces catégories binaires ne correspondent pas à leur identité de genre. Cette répétition quotidienne, dans les formulaires commerciaux et administratifs, des distinctions binaires dans lesquels elles ne reconnaissent pas contribue à nourrir un sentiment d’exclusion.
Plainte initiale contre la SNCF devant la CNIL
Mandatée par 64 personnes, l’association Mousse a porté plainte le 12 janvier 2021 contre la SNCF devant la CNIL en raison de la violation de deux principes essentiels du Règlement général sur la protection des données :
Principe de minimisation
Le principe de minimisation des données implique que les données à caractère personnel collectées soient limitées à ce qui est strictement nécessaire. Dans le domaine commercial, ce principe implique que les opérateurs ne peuvent pas contraindre leurs clients à leur communiquer des données personnelles qui ne sont pas nécessaires à la fourniture du service. Par exemple, un site web ne peut pas exiger qu’un internaute renseigne sa date de naissance pour acheter une place de concert. Pour Mousse, ce principe devait trouver application en matière de données relatives à l’identité de genre : la SNCF n’ayant pas besoin de connaître l’identité de genre des personnes pour fournir ses services de transport, elle n’a pas le droit d’obliger ses clients à cocher à la case « M. » ou « Mme » lors de l’achat d’un billet de train.
Malgré plusieurs demandes de Mousse avant de déposer une plainte devant la CNIL, la SNCF a refusé catégoriquement de changer ses formulaires. Cette position était d’autant plus contestable que des compagnies de transport comme la RATP et Deutsche Bahn avaient récemment décidé de rendre optionnelle la collecte de données relatives à l’identité de genre. Par ailleurs, l’attitude de la SNCF était incompréhensible au regard du fait qu’il est encore aujourd’hui possible d’acheter un billet de train en gare, sans avoir à indiquer son identité de genre.
Principe d’exactitude
Le principe d’exactitude implique quant à lui que les organismes doivent collecter des données exactes et les conserver à jour. Par exemple, si une personne change d’adresse, elle peut demander aux organismes concernés de modifier leur registre pour prendre en compte la nouvelle adresse. À nouveau, pour Mousse, la SNCF violait le principe d’exactitude en collectant des données inexactes relatives à l’identité de genre des personnes intersexes et non binaires.
En obligeant toute personne à cocher la case « M. » ou « Mme », la SNCF enferme en effet la diversité des genres dans un cadre binaire. La collecte peut alors se révéler inexacte pour plusieurs raisons : objectivement, les personnes intersexes ne sont ni des « mâles » ni des « femelles » biologiquement ; subjectivement, les personnes non binaires refusent une assignation genrée telle que « M. » et « Mme » ; juridiquement, certains citoyens néerlandais, allemands, autrichiens ou maltais ont d’ores et déjà opté pour une absence de mention de sexe l’état civil. Pour toutes ces personnes, les données d’identité de genre collectées via une case « M. » ou « Mme » sont inexactes.
Décision défavorable de la CNIL
Dans une décision du 23 mars 2021, la CNIL a considéré que la plainte de Mousse était infondée :
- Sur le principe de minimisation, la décision indique que « les opérateurs économiques ou les administrations peuvent, dans le cadre de leurs relations avec des personnes physiques, indiquer la civilité, au lieu de se limiter aux seuls prénom et nom de famille. Si le destinataire de la communication peut effectivement être désigné sans l’indication de la civilité, celle-ci correspond aux usages en matière de communications civiles, commerciales et administratives, de sorte que le traitement de cette donnée peut être jugé nécessaire par le responsable de traitement, dont la finalité est non seulement de désigner précisément le destinataire, mais également de correspondre avec lui selon des modalités conformes aux usages courants ».
- Sur le principe d’exactitude, la CNIL a retenu que « le responsable de traitement jouit d’une relative liberté dans le choix des civilités qu’il emploie. A ce jour, aucune décision de la Commission, ni d’aucune autre autorité de protection des données personnelles à ma connaissance en Europe, n’a jugé l’utilisation des civilités Monsieur/Madame contraire au principe d’exactitude des données traitées. L’utilisation de ces civilités ne doit bien sûr, en aucune façon, constituer une discrimination. »
Renvoi par le Conseil d’État devant la CJUE
Mousse a alors contesté la légalité de cette décision en saisissant le Conseil d’État sur le fondement du Règlement général sur la protection des données (RGPD). Ce texte régit le droit des données personnelles de manière uniforme dans les 27 États de l’Union européenne. Il est directement applicable sur l’ensemble du territoire de l’Union.
Les traités de l’Union européenne prévoient un mécanisme particulier lorsqu’un texte européen présente une difficulté d’interprétation : le renvoi préjudiciel. Il s’agit d’un mécanisme permettant au citoyen de demander aux juges nationaux de renvoyer l’affaire devant la CJUE en posant une question visant à interpréter le texte.
Dans l’affaire Mousse c/ SNCF, Mousse faisait valoir qu’il existait une difficulté d’interprétation du RGPD, lui demandant de renvoyer l’affaire devant la CJUE pour trancher les deux questions suivantes :
- Le principe de minimisation doit-il est interprété en ce sens qu’il interdit à l’éditeur d’un service numérique de collecter l’identité de genre des personnes, dès lors que cette donnée n’est pas nécessaire à la fourniture du service ?
- Le principe d’exactitude doit-il être interprété en ce sens que l’éditeur d’un service numérique proposant un formulaire permettant de collecter l’identité de genre des personnes doit rendre la collecte facultative ou prévoir une option non genré ?
Dans sa décision du 21 juin 2023, le Conseil d’État n’a retenu que la première question concernant le principe de minimisation et a décidé en conséquence de renvoyer l’affaire devant la CJUE dans les termes suivants :
« La question de savoir s’il peut être tenu compte, pour apprécier le caractère adéquat, pertinent et limité à ce qui est nécessaire de la collecte de données au sens des dispositions du c) du paragraphe 1 de l’article 5 du RGPD et la nécessité de leur traitement au sens des b) et f) du paragraphe 1 de l’article 6 du RGPD, des usages couramment admis en matière de communications civiles, commerciales et administratives, de sorte que la collecte des données relatives aux civilités des clients, limitée aux mentions « Monsieur » ou « Madame », pourrait être regardée comme licite, sans qu’y fasse obstacle le principe de minimisation des données, soulève une difficulté d’interprétation du droit de l’Union européenne, déterminante pour la solution du litige que doit trancher le Conseil d’État. Il en est de même quant à la question de savoir si, pour apprécier la nécessité de la collecte obligatoire et du traitement des données relatives à la civilité des clients, et alors que certains clients estiment qu’ils ne relèvent d’aucune des deux civilités et que le recueil de cette donnée n’est pas pertinent en ce qui les concerne, il y a lieu de tenir compte de ce que ceux-ci pourraient, après avoir fourni cette donnée au responsable de traitement en vue de bénéficier du service proposé, exercer leur droit d’opposition à son utilisation et à sa conservation en faisant valoir leur situation particulière, en application de l’article 21 du RGPD. »
Cette décision du Conseil d’État est déjà une victoire importante, car elle reconnait que les minorités de genre se trouvent dans une « situation particulière » vis-à-vis des formulaires imposant de cocher les cases « M. » ou « Mme ».
Décision historique de la CJUE pour les minorités sexuelles et de genre
Dans sa décision rendue ce jeudi 9 janvier 2025, la CJUE a retenu les arguments de Mousse visant à interdire à l’éditeur d’un service numérique de collecter l’identité de genre des personnes, dès lors que cette donnée personnelle n’est pas nécessaire à la fourniture du service. La CJUE retient en effet que « les usages en matière communications civiles, commerciales et administratives », invoqués par la SNCF, ne permettent pas de justifier une collecte des données relatives l’identité de genre.
Cette décision constitue d’abord une défaite pour la SNCF, la CNIL et pour le Gouvernement français, qui était intervenu dans cette affaire au soutien de la SNCF. Mais elle implique surtout des conséquences pratiques très importantes, qui pourraient aboutir à la reconnaissance du sexe neutre et du mariage homosexuel dans les 27 États de l’Union européenne.
Conséquences de la décision : de la modification des formulaires à la reconnaissance du sexe neutre et du mariage homosexuel dans l’Union européenne
La décision de la CJUE ne concerne pas uniquement les formulaires en ligne de la SNCF. L’arrêt rendu constitue une interprétation du Règlement général sur la protection des données. Cette décision s’incorpore donc au droit européen. Elle est directement applicable dans les 27 États membres de l’Union européenne. Les citoyens européens peuvent l’invoquer devant les tribunaux. Tous les organismes, publics et privés, doivent la respecter.
Concrètement, cette décision produit des effets directs, mais ouvre également la voie à des effets indirects, porteurs d’avancées majeures pour les droits des personnes LGBT+ dans l’Union européenne.
Interdiction de la collecte des données d’identité de genre
La décision implique que la SNCF devra modifier ses formulaires en ligne, afin de ne plus rendre obligatoire le fait de cocher la case « M. » ou la case « Mme » au moment de l’achat d’un billet de train. Mais cette obligation s’étend bien plus largement à tous les organismes publics et privés de l’Union européenne. Comme le relève elle-même la CNIL dans son argumentaire adressé à la CJUE : « Si le traitement de la civilité devait être interdit ou soumis au choix des personnes concernées, il serait nécessaire d’écarter toute mention de « Mme », « Madame », « M. », « Monsieur », « M » ou « F » de l’intégralité des documents de la vie courante, pour n’en citer que quelques-uns : les plaintes pénales, les signalements de police, les procès-verbaux de police ou gendarmerie, les ordonnances médicales, les titres de séjour, les passeports, etc. Un tel changement des usages courants ne devrait être fait que par la voie législative. »
Les entreprises et les administrations des 27 États de l’Union européenne devront donc changer leurs formulaires. Mousse a d’ores et déjà identifié de nombreux formulaires illicites dans l’administration française, tels que : le formulaire de contact du site web du ministère de la Justice, le formulaire de dépôt de plainte du ministère de l’Intérieur, le formulaire de déclaration préalable à l’embauche de l’Urssaf… et le formulaire de dépôt de plainte de la CNIL ! Un travail immense est donc à réaliser pour modifier les formulaires existants et contraindre les organismes récalcitrants à ne plus collecter de manière illicite les données relatives à l’identité de genre. Afin de faciliter ce travail, Deshoulières Avocats met à disposition un modèle de plainte pour saisir la CNIL en cas de collecte illicite de données relative à l’identité de genre.
Il est important de préciser que la décision de la CJUE n’a pas pour effet d’interdire toute collecte des données relatives à l’identité de genre. D’une part, si les personnes souhaitent renseigner la case « M. » ou la case « Mme », alors que cette case est facultative, la collecte de cette donnée est licite. D’autre part, dans certains cas, la collecte d’informations relatives à l’identité de genre peut se révéler justifier, par exemple pour des hébergements d’urgence, pour respecter les règles en matière parité homme/femme ou pour bénéficier de soins de santé spécialisés.
Sexe neutre à l’état civil dans les 27 États de l’Union européenne
Le RGPD s’applique aussi bien au secteur public qu’au secteur privé. Tous les services publics sont donc soumis au RGPD. Ainsi, les principes de minimisation et d’exactitude exposés plus haut sont applicables aux registres de l’état civil. Or, les mêmes arguments sont valables dans ce domaine :
- Minimisation : Les États n’ont pas besoin de connaître notre identité de genre pour fournir le service public relatif à l’état civil. Cela est si vrai que des États européens comme l’Allemagne, les Pays-Bas, Malte et l’Autriche administrent d’ores et déjà leurs registres d’état civil sans obliger leurs nationaux à y consigner explicitement leur identité de genre. La consignation obligatoire de l’identité de genre sur le registre de l’état civil constitue ainsi une violation du principe de minimisation.
- Exactitude : En consignant des données d’identité de genre binaires pour toutes les personnes, même celles pour les personnes intersexes et non binaires, les registres français de l’état civil collectent et traitent des données inexactes. La consignation obligatoire de données d’identité de genre binaires sur le registre de l’état civil constitue ainsi une violation du principe d’exactitude.
Mousse va saisir dans les prochaines semaines la CNIL de cette question, avec pour objectif de porter l’affaire devant la CJUE dans le cadre d’un renvoi préjudiciel. Si le recours aboutit favorable, toute personne pourra demander à supprimer tout marqueur de genre des actes de l’état civil (actes de naissance, actes de mariage) et des documents d’identité (cartes d’identité, passeports, permis de conduire) dans les 27 Etats de l’Union européenne (soit dans 23 nouveau pays).
Mariage homosexuel dans les 27 États de l’Union européenne
Le mariage est un droit fondamental reconnu par l’article 12 de la Convention européenne des droits de l’homme et par l’article 9 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Ce droit doit pouvoir bénéficier à toute personne, même celles n’ayant pas de marqueur de genre sur leur acte de naissance ou encore les personnes ne souhaitant pas que leurs données relatives à l’identité de genre fassent l’objet d’un traitement à l’occasion de la célébration d’un mariage.
Dès lors qu’il devient possible de se marier sans considération du genre, toute personne devrait en principe pouvoir se marier avec toute autre, y compris une personne de même genre. Cependant, la consécration du sexe neutre à l’état civil, bien qu’elle ouvre une porte juridique importante, n’entraînera pas automatiquement la reconnaissance du mariage homosexuel dans tous les États membres de l’Union européenne. Il faudra mener une bataille juridique complexe, d’abord au niveau européen, puis dans chacun des 12 pays concernés – Bulgarie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Roumanie, Slovaquie, Italie, Chypre, Croatie, Hongrie, République tchèque – où des résistances politiques, culturelles ou juridiques persistent.
Sur le plan théorique, la décision de CJUE opère un renversement important dans les relations entre l’État et les citoyens. Auparavant, l’État était propriétaire des données de l’état civil et leur interdisait de modifier ces données, sauf circonstances exceptionnelles. Désormais, chaque citoyen est propriétaire de ses données personnelles et autorise l’État à les traiter dans les limites tracées par le RGPD, et notamment le principe de minimisation et le principe d’exactitude.
L’absence de mention de sexe à l’état civil ouvre la possibilité de penser un sujet de droit non genré, alors que le genre était un marqueur constitutif de l’identité civil depuis la Révolution française, marqueur sur lequel reposaient de nombreuses discriminations, contre les femmes d’abord, puis plus largement contre toutes les minorités sexuelles et de genre. La possibilité de demander la suppression de la mention de genre à l’état civil permettrait notamment de disposer de papier en conformité avec leur genre pour les personnes non binaires et intersexes, d’exiger l’égalité en matière de PMA pour les lesbiennes, de bénéficier d’un égal accès à l’adoption pour personnes homosexuelles et transgenres…
La distinction binaire des genres en droit constitue la clé de voute du système de discrimination contre les minorités sexuelles et de genre. Si cette binarité juridique n’existe plus, alors que c’est un ensemble très important de discriminations légales qui disparaît. Il s’agirait de l’aboutissement de décennies de lutte pour la reconnaissance des droits des personnes LGBT+.
CONTCAT PRESSE :
Étienne Deshoulières, avocat au barreau de Paris
www.deshoulieres-avocats.com – +33177628203
contact@deshoulieres-avocats.com
RESSOURCES :